Avant le café : l’histoire oubliée du fruit et des soufis du Yémen

Avant le café : l’histoire oubliée du fruit et des soufis du Yémen

17/06/2025

L’histoire du café commence souvent par une légende : celle de Kaldi, jeune berger éthiopien qui découvre que ses chèvres deviennent étrangement énergiques après avoir brouté des baies rouges. Intrigué, il en parle à un moine, qui prépare une infusion pour rester éveillé pendant la prière. Aussi poétique soit-elle, cette histoire masque une réalité plus riche et complexe. Si l’Éthiopie est bien le berceau botanique du caféier (Coffea arabica), c’est dans les hautes terres du Yémen, à partir du XVe siècle, que le café devient une boisson culturelle, spirituelle et sociale.

Le qishr, la première infusion de café… faible en caféine

Avant que le grain ne soit torréfié, ce ne sont pas les graines que l’on consommait, mais le fruit lui-même : la pulpe séchée de la cerise de café, aujourd’hui connue sous le nom de cascara.

Au Yémen, cette infusion est appelée qishr, ce qui signifie littéralement "écorce" ou "peau" en arabe. Les habitants faisaient infuser cette enveloppe séchée dans de l’eau chaude, parfois avec du gingembre, de la cannelle ou du clou de girofle. Le résultat : une boisson légère, fruitée, épicée, énergisante sans être trop corsée — la toute première forme de café, bien avant l’espresso.

Ce sont les soufis du Yémen, membres de confréries mystiques de l’islam, qui ont été les premiers à utiliser le qishr comme boisson rituelle. Ils s’en servaient pour rester éveillés lors des veillées spirituelles (dhikr), réciter des prières ou méditer durant la nuit. Pour eux, cette infusion n’était pas une simple boisson : elle était un outil d’éveil intérieur.

Des premiers cercles mystiques aux cafés publics

À partir du XVe siècle, l’usage du café (sous forme de grain cette fois) s’intensifie. Les grains sont extraits, séchés, puis légèrement torréfiés avant d’être moulus et infusés dans l’eau chaude. C’est ainsi que naît la boisson noire que nous appelons aujourd’hui "café". Le goût est plus corsé, plus amer, et surtout plus concentré en caféine.

Mais c’est encore au Yémen, notamment dans les villes de Sanaa, Ta'izz et surtout Moka, que cette préparation devient une pratique sociale. Des espaces dédiés à la dégustation du café voient le jour – des cafés bien avant ceux d’Istanbul ou de Venise. Ils servent de lieux de rencontre, de poésie, de discussions religieuses et politiques.

Le port de Moka devient alors le centre mondial de l’exportation du café jusqu’au XVIIIe siècle, donnant son nom à une variété célèbre et marquant l’histoire du commerce mondial.

De Moka à l’Europe : un voyage planétaire

Le café quitte progressivement les rivages du Yémen pour conquérir le reste du monde. À travers les pèlerins, les marchands et les marins, la boisson gagne La Mecque, Le Caire, Damas, puis Istanbul, où l’on attribue souvent, à tort, l’invention du premier café public. En réalité, les premiers cafés yéménites précèdent ceux de l’Empire ottoman.

En Europe, le café est introduit au XVIIe siècle, d’abord à Venise, puis à Oxford, Londres, Paris. Il devient une boisson des intellectuels, des révolutionnaires, des artistes, tout en perdant une partie de son ancrage mystique.

☕ Cascara et café : deux visages d’un même fruit

Aujourd’hui, la cascara est redécouverte comme une alternative douce au café, respectueuse du fruit entier et porteuse de cette histoire oubliée. Ce que les soufis buvaient pour s’éveiller intérieurement, nous le redécouvrons pour son goût unique, ses bienfaits naturels et son histoire millénaire.

Le café moderne a peut-être volé la vedette à la cascara/qishr, mais c’est bien elle, l’infusion de la pulpe, qui fut la première "tasse de café".

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